Le développement d’artiste,

un environnement professionnel
en forme de « boîte à outils »

La notion de développement correspond moins à un phénomène stable et circonscris au sein de l’industrie musicale qu’à une manière d’envisager la réalité – complexe et fragmentée – de l’entourage professionnel des artistes d’aujourd’hui. Cette réalité est marquée par une multitude de schémas de carrières possibles, transformant les structures qui forment l’entourage des artistes en de véritables « boîtes à outil ».

Beaucoup a été dit sur la chute des revenus liés à la vente des disques et sur l’émergence du live comme force économique motrice de l’industrie musicale. Les petites et moyennes structures qui, aujourd’hui, s’engagent auprès des artistes pour les faire avancer dans leur carrière adoptent des stratégies multiples, faisant se superposer des domaines qui autrefois étaient cloisonnés : production phonographique, édition, management, production et/ou diffusion de spectacles, etc. Certaines structures articulent et multiplient ainsi des activités de manière originale, tant pour trouver une stabilité économique que pour servir au mieux les artistes, dans un contexte où ces derniers nourrissent un rapport renouvelé à l’indépendance et à l’autoproduction.

Tout cela aboutit, de fait, à une nouvelle cartographie de l’environnement professionnel des artistes qu’il est nécessaire d’éclaircir afin de favoriser la coopération au sein du secteur. Les propos qui suivent reposent sur l’étude nationale sur le développement artistique menée par la Coopération des pôles régionaux de musiques actuelles en 2019, où l’on constatait que 38% des répondants menaient plus de 10 activités différentes (liées ou non au développement). Le volet qualitatif de cette étude comprenait une série d’entretiens avec des professionnels de la musique dont sont issus les extraits cités. Il s’agit essentiellement de petites et moyennes structures, dont le budget annuel ne dépasse pas 500 000 euros.

Pour mieux comprendre la multiplication et la répartition des activités au sein du secteur, on peut commencer par envisager le modèle économique des structures : est-ce que les activités menées auprès des artistes sont des sources de revenus principales ou non ? Comment cette question conditionne la manière dont se décline la multiactivité ?

La multiactivité
entre identité et contrainte

D’un côté, il y a les structures dont les revenus dépendent en grande partie de l’activité des artistes. Ce sont généralement des structures qui se montent autour d’un projet musical (Yotanka avec Zenzile ou Jarring Effect avec High Tone), dans le but de répondre à un manque en termes d’entourage professionnel. Ces structures accueillent progressivement d’autres projets et évoluent avec ces derniers, sur la base de relations de long terme.

Selon les compétences initiales des personnes qui animent la structure, celle-ci va avoir une activité principale, une orientation ou une sensibilité, qui correspond à une des activités traditionnelles de l’industrie musicale : production phonographique, production de spectacle, management, etc. Par exemple, le label Yotanka accorde une place centrale au développement et à la coordination des projets musicaux, du fait des profils « management » des salariés qui ont une vision globale des projets. Cela se manifeste par du lobbying, de l’accompagnement pour trouver des tourneurs, de la mise en place de stratégie.

Mais cette activité dite principale ne suffit généralement pas, d’une part, aux besoins des artistes ni, d’autre part, à la viabilité économique de la structure. La diversification des activités peut donc avoir lieu pour l’une de ces raisons ou les deux. Contrairement à Yotanka, Jarring Effects a développé l’activité de production de spectacles dès ses débuts, notamment pour soutenir son groupe phare High Tone, mais aussi pour faire vivre une identité musicale, le dub, qui était peu représentée à l’époque. Cette activité ne visait pas à générer des profits, elle a d’ailleurs ensuite été déléguée (dans le cas du festival Riddim Collision à partir de 2009) ou ajustée (pour les groupes du label qui n’avaient pas tous besoin d’un tourneur).

La diversification des activités intervient souvent très tôt dans l’histoire des structures, faisant ainsi partie de « l’ADN » de celles-ci. Elle émane de la volonté de « ne pas chercher ailleurs ce que l’on sait déjà faire ou ce que l’on peut apprendre à faire soi-même » (Sostenuto, producteur de spectacle, Lille), dans un environnement où la compétition cède le pas sur l’entraide, généralement autour d’une culture musicale particulière (chanson francophone, dans le cas de Sostenuto). Néanmoins, la diversification n’est pas une fin en soi, elle nécessite d’ailleurs la collaboration avec d’autres intermédiaires : « Au début du label, il y avait ZenZile au catalogue, mais qui était peu édité. Ca a été le début du patrimoine éditorial de Yotanka. Et c’est ce qui a créé l’envie de développer la partie édition, la synchro. Donc il a fallu sceller un partenariat avec un partenaire de gestion éditorial qui fait de la synchro […], ce qui représente aujourd’hui un revenu non négligeable. L’enjeu est d’avoir une structure administrative qui permet de ne pas laisser passer des droits, notamment à l’étranger » (Yotanka, label, Nantes).

De plus, Yotanka ne s’investit pas ou peu sur un artiste s’il n’y a pas de tournée derrière qui permet au projet d’exister et de perdurer. Le tourneur est là pour compléter le travail du label. On retrouve le même type de problématique avec la promotion numérique, où le manque de compétence nécessite parfois de faire appel à des intermédiaires spécialisés. Ce type de collaborations peut paraître moins chaleureuse et solidaire, s’éloignant ainsi de l’esprit artisanal que revendiquent les petites et moyennes structures de développement : « Aujourd’hui, avec les plateformes, c’est des relations très commerciales, complexes, opaques. Même avec Believe [distributeur numérique] c’est du travail à la chaîne » (Jarring, label, Lyon).

La complexité de l’écosystème des musiques actuelles, entre local et global, entre numérique et physique, oblige donc les structures à jongler en permanence entre internalisation et externalisation des activités, comme une sorte de « boîte à outils » adaptable. La multiactivité occupe ici un statut paradoxal, elle est à la fois une identité revendiquée au service des artistes et une contingence économique.

Le rôle des subventions
et les modèles alternatifs

D’un autre côté, on trouve les structures dont les revenus ne dépendent pas ou peu des artistes. Ce sont les structures de production pas ou peu subventionnées qui ont progressivement trouvé une stabilité économique dans des activités annexes (pressage de disque, consulting, etc.), mais qui continuent de travailler directement avec des artistes. Ce sont aussi des structures en partie ou totalement subventionnées, comme les lieux labellisés « salle de musiques actuelles » (SMAC) qui diffusent surtout des concerts, tout en poursuivant, selon un cahier des charges imposé, des activités qui concourent au développement des projets artistiques locaux.

L’indépendance
et la complémentarité des activités

Les structures dont les revenus ne dépendent pas ou peu des artistes s’apparentent fortement à celles vues dans la partie précédente : elles mènent une activité « traditionnelle » auprès des artistes : production phonographique, management, etc. Toutefois, elles poursuivent une activité parallèle, plus lucrative, qui ne relève pas du développement artistique, soit dès leurs débuts, soit au fur et à mesure de leur évolution. Cela peut être dans le but explicite de se stabiliser économiquement, car les revenus générés par le développement ne sont pas suffisant et n’ont pas vocation à l’être, tandis que la structure est hors d’atteinte de certaines subventions. C’est le cas de structures évoluant dans des esthétiques dites alternatives ou de niche, comme le label Vicious Circle qui fait aussi du pressage de vinyle : « La prestation de service en pressage, c’est ce qui a assuré le développement du label sans trop de heurts, car le label est une activité avec des haut et bas très prononcés. Donc le pressage permet des rentrées d’argent régulières, de lisser la trésorerie, en plus d’amener du personnel en plus, comme un graphiste qui bosse aussi pour le label […]. Par ailleurs, on n’a pas droit au crédit d’impôt parce que tous nos artistes chantent en anglais. C’est un choix, ça évite de tomber dans un travers artistique. Ce que je défends, c’est du rock indé, souvent chanté en anglais. Le français ça va pas avec. » (Vicious Circle, label, Bordeaux)

D’autres structures se diversifient moins par nécessité que par opportunité. En effet, si le travail avec les artistes est souvent peu rémunérateur, il peut avoir un impact symbolique très fort et participer à la réputation d’une structure qui, par la suite, convertit  sa reconnaissance en une activité plus lucrative. C’est le cas d’Unicum qui, ayant développé une expertise, voire une « méthodologie » du développement d’artistes, a donné naissance à l’agence de consulting Nü Agency : « Je faisais tout. J’étais à la fois productrice, standardiste et responsable informatique. Et donc c’était essentiellement du management d’artistes, avec cette idée d’avoir une vue d’ensemble de la carrière […], une approche sur mesure, en théorisant […]. Avec la connaissance des nouveaux outils numériques […] j’ai commencé à facturer des formations […], faire des interventions à l’université […], pour la FELIN […]. En termes de temps, c’est moitié-moitié, dans que 95% du profit vient de l’agence [de consulting], mais ça se nourrit des projets du label. » (Unicum/Nü Agency, label/agence de consulting, Paris)

Ici, la multiactivité s’explique plutôt comme une manière de compenser le faible rendement économique du développement d’artiste, plutôt que comme une volonté d’enrichir le panel des activités auprès des artistes. Toutefois, il est important d’envisager comment le développement permet aussi d’acquérir des compétences et de la légitimité pour d’autres activités plus lucratives. L’enjeu est de mieux cerner les mécanismes de complémentarité, tant en termes de temps que de budget, entre activités qui relèvent ou non du développement d’artiste.

 

Les structures subventionnées,
un modèle de développement local
ajustable à l’entourage professionnel

Dans le cas des SMAC, l’activité de développement artistique consiste surtout en des programmes d’accompagnement des artistes locaux amateurs, semi-pro ou pro. Ces programmes peuvent prendre plusieurs formes, mais ils consistent globalement en une sorte de « mentorat » gratuit dédié à la création artistique (filage, résidence, etc.) et/ou à la structuration professionnelle (trouver un tourneur, produire son album, être présent lors des salons professionnels, etc.).

Cette activité, qui se rapproche beaucoup du management (définition d’une stratégie et d’objectifs) sans s’y substituer, nécessite une grande flexibilité pour rester au service des artistes accompagnés, étant donné la diversité des esthétiques musicales et des parcours de carrière possibles, avec rôle majeur de l’autoproduction d’enregistrements. Les artistes de rap ont par exemple des spécificités pouvant aboutir à la création de programmes dédiés : « On a créé un nouveau dispositif pour les musiques urbaines car il y a une scène qui émerge en ce moment. L’identification se fait par YouTube ou les réseaux sociaux. Ce sont des artistes qui n’ont jamais fait de scène mais qui ont déjà de la visibilité sur les réseaux sociaux. L’idée n’est pas de les enfermer dans un schéma, mais de faire un crew. Les attitudes sont aussi différents » (Lune des pirates, SMAC, Amiens)

On retrouve donc l’aspect « boîte à outils », mais cette fois moins pour des raisons économiques que pour répondre à la complexité de l’écosystème des musiques dites actuelles. Cependant, malgré son aspect hétéroclite, le travail d’accompagnement des artistes s’emboîte assez bien dans l’activité de diffusion de concert des SMAC, puisque les groupes accompagnés peuvent profiter de la salle pour répéter et se produire en public.

Le concert est considéré comme une étape cruciale du développement d’un artiste. C’est d’ailleurs au travers de la collaboration avec les tourneurs que le travail d’accompagnement des SMAC prend toute son ampleur. Toutefois, l’aspect boîte à outils doit aussi s’ajuster à l’entourage professionnel des artistes accompagnés, notamment quand les stratégies de développement divergent ou quand la multiplication des interlocuteurs devient un frein à la prise de décision.

« C’est pas évident car parfois on a des idées, des intuitions, des objectifs, et le partenaire pro en a d’autres. Comme nous on fait pas de business, ça créé un différence de posture […]. Dans ce cas, la structure se met en retrait […]. Ethiquement c’est compliqué car les artistes peuvent être mis en danger par le bras de fer qui peut y avoir entre différentes boites […]. L’entourage pro ne convient pas toujours aux critères d’éduc’ pop [défendus par la structure]. » (Lune des pirates, SMAC, Amiens)

Ainsi, les SMAC ont un modèle de « boite à outils » pur, c’est-à-dire entièrement dédié à la structuration des artistes et peu soumis à des contraintes économiques. Néanmoins, comme les multiples activités (ou « boîtes à outils ») qu’elles développent ne se substituent pas entièrement à un entourage professionnel « normal », elles doivent se compléter non seulement au sein d’une même structure (accompagnement et diffusion), mais aussi entre les structures qui entourent les artistes. Cela implique une bonne compréhension mutuelle et un certain dialogue. Il s’agit là d’un enjeu crucial du développement d’artiste, notamment dans les régions les plus isolées.

 

Conclusion : synthèse sur les différents modèles économiques des structures de développement (lucratif ou non, subventionné ou non, etc.).