Jules Frutos est le patron du Prodiss, le syndicat des producteurs de spectacles. Il se bat pour obtenir la reconnaissance d’un droit voisin et un financement plus juste de son activité. Dans cette logique, il déplore l’arrêt brutal du projet de Centre national de la musique, et surtout la perte de l’unité durement acquise de la filière. (Publié dans Musique Info le 27 février)

EL : A quelle situation financière sont confrontés les producteurs de spectacle vivant aujourd’hui ?

– JF : Même une société comme Alias, aujourd’hui, n’a plus les moyens de se positionner sur certains des projets qui l’intéressent. C’est devenu déraisonnable de signer certains groupes, et trop risqué pour la société. 20 % à 30 % de notre activité consiste toujours à faire du développement, parce que c’est notre vocation d’investir sur des artistes qui nous font craquer et qui deviendront les têtes d’affiche de demain. Mais mettre un groupe sur la route aujourd’hui, même s’il ne demande pas grand chose parce qu’il est encore en développement, coûte beaucoup trop cher. On continue à le faire, mais on ne peut pas aller aussi loin qu’on le voudrait, alors que nous sommes une société importante du secteur. La situation est encore plus difficile pour des acteurs plus petits.

EL : Est-ce à dire que vous n’avez plus les moyens de développer de nouveaux talents sur scène ?

– JF : En effet. Dans cette économie du développement, les producteurs de spectacles indépendants sont très pénalisés.  De plus en plus d’adhérents du Prodiss sont des labels dans un démarche à 360° plus facile à gérer. Ils bénéficient d’un crédit d’impôts sur le disque et sur les concerts, qui rentrent dans les dépenses éligibles, ce qui n’est pas notre cas. Je ne le leur conteste pas, bien au contraire, mais je regrette qu’on ne bénéficie pas des mêmes facilités. Lorsqu’ils sortent leurs albums, ils détectent les artistes susceptibles de rencontrer un certain succès, et ce sont ces artistes qu’ils vont mettre sur la route, avec beaucoup plus de moyens d’investir que nous. Si cette situation perdure, ce sera au détriment d’une certaine diversité.

« Ni la mission Lescure, ni la mission musique, qui ne concerne pas a priori l’industrie discographique, ni une future grande loi d’orientation ne parviendront à réunir de nouveau l’ensemble des acteurs de la filière »

EL : Est-ce que allouer un crédit d’impôt suffirait à rééquilibrer cette situation en votre faveur ?

– JF : Ce serait bien sûr un outil très efficace pour nous. Mais le plus navrant aujourd’hui, c’est que tout le travail réalisé pendant un an et demi autour du projet de CNM, qui aurait eu un effet très régulateur pour l’ensemble de la filière, a été passé par pertes et profits. L’unité de la filière perdure mais elle est très fragilisée. Chacun se recentre aujourd’hui sur la défense de ses propres intérêts, et les problèmes que nous avons à résoudre vont faire resurgir des tensions et des hostilités que nous étions parvenus à dépasser. Ni la mission Lescure, ni la mission musique, qui ne concerne pas a priori l’industrie discographique, ni une future grande loi d’orientation ne parviendront à réunir de nouveau l’ensemble des acteurs de la filière. On est très loin de l’ampleur des travaux menés précédemment.

EL : Les aides supplémentaires qui devaient être débloquées via le CNM vont également faire défaut, mais n’était-ce pas prévisible en cette période de disette budgétaire ?

– JF : Nous ne demandions pas que ces aides soient prélevées sur le budget de l’État mais qu’elles soient dérivées d’une taxe sur les FAI, comme c’est le cas pour le cinéma. C’est légitime qu’ils participent, en tant qu’opérateurs de tuyaux que nos contenus alimentent, au financement de la création. Et nos demandes étaient très en deçà des 700 M€ ou 800 M€ dont bénéficie le CNC.

« Il n’y a pas d’autre secteur où celui qui finance à 100 % n’a aucun droit »

EL : Quelles vont être les conséquences de ce défaut de financement ?

– JF : Il va notamment impacter notre capacité de développement à l’export, au delà de quelques épiphénomènes que tout le monde s’arrache. A ce jour, nous avons un établissement public, le CNV, qui n’a pas les moyens de financer ce développement. Or nous sommes à un moment charnière dans ce domaine, car aujourd’hui, un artiste ou un groupe dont la moyenne d’âge est de 20 ans ne raisonne plus nécessairement à la seule échelle de l’Hexagone ou de territoires francophones comme la France, la Suisse et la Belgique. Les choses ont évolué, beaucoup d’artistes chantent en anglais et ne se voient plus imposer de frontières comme c’était le cas auparavant. Sur ce point, Internet a totalement bouleversé la donne, et il n’est pas rare de voir se manifester de l’intérêt pour un artiste français à l’international. Or pour nous, exporter un groupe qui fonctionne bien ici et qui pourrait buzzer ailleurs, c’est mettre 10 personnes sur la route, les envoyer aux États-Unis ou un peu partout en Europe, ce que nous n’avons pas les moyens de financer, car l’offre financière que l’on a en face est en corrélation directe avec la valeur du groupe là-bas. Comment amener tous les membres d’un groupe faire un festival au Canada, avec tous les billets d’avion à prendre en charge, quand il ne peut prétendre qu’à un cachet de 1500 ou 2000 dollars ?

EL : De plus en plus de captations de concerts et de festivals sont diffusées sur Internet, or on ne vous reconnaît aucun droit sur ces captations pour l’instant. Quel est le combat que vous menez sur cette question ?

– JF : Notre position est très claire depuis trois ans. C’est celle que nous avons défendu devant la mission Lescure. Nous finançons à 90 % ou 100 % les spectacles que nous produisons, les répétitions, le chorégraphe quand il y en a un, etc. Il n’y a pas d’autre exemple de ce type dans d’autres secteurs artistiques. Dans le cinéma, les producteurs ne financent que 15 % à 20 % du budget d’un film, et ce sont ensuite des diffuseurs comme TF1 ou Canal+ qui prennent le relais. Or il n’y a pas d’autre secteur où celui qui finance à 100 % n’a aucun droit. Ce sont les spectacles que nous avons produits qui sont diffusés et nous n’avons aucun droit moral, aucune propriété intellectuelle, ni aucun droit voisin. La création d’un droit voisin pour les producteurs de spectacles ne solutionnerait pas tout mais, indépendamment des retombées économiques, de l’assiette considérée, de la question de savoir s’il y aurait un guichet unique ou si ce serait géré par une société civile, et de tous ces aspects techniques qui ne soulèvent pas de problème insurmontable, nous considérons que ce droit voisin nous revient, et que la situation actuelle, dans laquelle il ne nous est pas reconnu, est parfaitement intolérable.